Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 24 septembre 2025, 24-17.687 24-17.688 24-17.689 24-17.690 24-17.691 24-17.692 24-17.693 24-17.694 24-17.696 24-17.697, Inédit
Ref:UAAAKEVQ
Résumé
Apport de la jurisprudence : Egalité de traitement / Accord d'entreprise
La seule circonstance que les salariés aient été engagés avant ou après l'entrée en vigueur d'un accord collectif ne saurait suffire à justifier des différences de traitement entre eux, pour autant que cet accord collectif n'a pas pour objet de compenser un préjudice subi par les salariés présents dans l'entreprise lors de son entrée en vigueur.
Cass.Soc., 24 septembre 2025, n° 24-17.687
SOC.
ZB1
COUR DE CASSATION
______________________
Arrêt du 24 septembre 2025
Cassation
Mme MONGE, conseillère doyenne
faisant fonction de présidente
Arrêt n° 888 F-D
Pourvois n°
W 24-17.687
X 24-17.688
Y 24-17.689
Z 24-17.690
A 24-17.691
B 24-17.692
C 24-17.693
D 24-17.694
F 24-17.696
H 24-17.697 JONCTION
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 24 SEPTEMBRE 2025
La société Tredi, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 11], a formé les pourvois n° W 24-17.687, X 24-17.688, Y 24-17.689, Z 24-17.690, A 24-17.691, B 24-17.692, C 24-17.693, D 24-17.694, F 24-17.696 et H 24-17.697 contre dix arrêts rendus le 28 mai 2024 par la cour d'appel de Grenoble (chambre sociale, section A), dans les litiges l'opposant respectivement :
1°/ à M. [A] [K], domicilié [Adresse 7],
2°/ à M. [V] [U], domicilié [Adresse 8],
3°/ à M. [J] [N], domicilié [Adresse 5],
4°/ à M. [D] [L], domicilié [Adresse 9],
5°/ à M. [M] [T], domicilié [Adresse 6],
6°/ à M. [Z] [W], domicilié [Adresse 1],
7°/ à M. [G] [S], domicilié [Adresse 3],
8°/ à M. [E] [C], domicilié [Adresse 4],
9°/ à M. [Y] [P], domicilié [Adresse 2],
10°/ à M. [O] [F], domicilié [Adresse 10],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de ses pourvois, deux moyens de cassation communs.
Les dossiers ont été communiqués au procureur général.
Sur le rapport de Mme Thomas-Davost, conseillère référendaire, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Tredi, de la SARL Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de M. [K] et des neuf autres salariés, après débats en l'audience publique du 9 juillet 2025 où étaient présentes Mme Monge, conseillère doyenne faisant fonction de présidente, Mme Thomas-Davost, conseillère référendaire rapporteure, Mme Deltort, conseillère, et Mme Pontonnier, greffière de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des présidente et conseillères précitées, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Jonction
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° W 24-17.687 à D 24-17.694, F 24-17.696 et H 24-17.697 sont joints.
Faits et procédure
2. Selon les arrêts attaqués (Grenoble, 28 mai 2024), M. [K] et neuf autres salariés de la société Tredi, engagés entre 2006 et 2017, qui occupaient des fonctions de conducteur ou de pupitreur, classification ouvrier qualifié ou agent de maîtrise, coefficient 205 ou 225, et travaillaient en équipes successives sur un même poste ont saisi la juridiction prud'homale le 3 juin 2021 aux fins d'obtenir la condamnation de leur employeur à leur payer un rappel de salaire ainsi que des dommages-intérêts au titre de l'exécution déloyale du contrat de travail en raison d'une inégalité de traitement avec les salariés embauchés avant l'année 2006.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
3. L'employeur fait grief aux arrêts de constater la différence de traitement injustifiée, de le condamner à payer à chaque salarié diverses sommes pour inégalité salariale et congés payés afférents, de dire et juger qu'il a exécuté le contrat de travail de façon déloyale et de le condamner en conséquence à payer à chaque salarié une certaine somme à titre de dommages-intérêts, alors « qu'au regard du respect du principe ''à travail égal, salaire égal'', la seule circonstance que les salariés aient été engagées avant ou après l'entrée en vigueur d'un accord collectif ne saurait suffire à justifier des différences de traitement entre eux, à moins que cet accord collectif ait pour objet de compenser un préjudice subi par les salariés présents dans l'entreprise lors de son entrée en vigueur ; qu'en l'espèce, l'accord collectif d'entreprise du 12 décembre 1996 ''a pour objectif d'instituer le travail posté en marche continue en 5 équipes, au lieu de 4 équipes, avec réduction du temps de travail'' ; qu'il prévoit que le changement de l'organisation du travail en marche continue entraîne une réduction de la durée annuelle de travail et de la durée hebdomadaire moyenne de travail du personnel travaillant en marche continue et que le personnel travaillant en marche continue en 4 équipes percevra une prime forfaitaire de 31 % du salaire de base augmenté de la prime d'ancienneté ; qu'il prévoit enfin que ''tous les salaires de base du personnel travaillant actuellement en service continu en 4 équipes et passant à la marche en 5 équipes tel que défini à l'article 2 du présent accord, seront augmentés de 10 % dès la mise en service du travail posté en 5 équipes, afin de compenser la différence négative de 10 % par rapport à l'ancienne prime de 44 % du travail posté organisé précédemment en 4 équipes'' ; qu'il en résulte que l'augmentation de 10 % du salaire de base des salariés soumis au travail posté et présents lors de l'entrée en vigueur de cet accord collectif a pour objet de compenser le remplacement de l'ancienne prime forfaitaire de 44 % qu'ils percevaient au titre du travail posté en 4 équipes par une prime forfaitaire de 31 % au titre du travail posté en 5 équipes ; qu'en conséquence, au regard de cet revalorisation salariale, les salariés engagés après l'entrée en vigueur de cet accord collectif, qui n'ont pas subi la diminution de cette prime forfaitaire, ne sont pas placés dans la même situation que les salariés engagés avant l'entrée en vigueur de cet accord qui ont perdu une partie de cette prime forfaitaire du fait du passage du travail posté en 4 équipes au travail posté en 5 équipes ; qu'en jugeant néanmoins que ''tous les salariés exerçant en service continu en cinq équipes, qu'ils aient été embauchés avant l'entrée en vigueur de l'accord du 12 décembre 1996 ou après son entrée en vigueur, sont placés dans une situation exactement identique au regard des avantages de cet accord'' et que ''la différence établie par le salarié entre son salaire de base et le salaire de base d'un salarié relevant du même coefficient et occupant les mêmes fonctions que les siennes mais embauché avant l'entrée en vigueur de l'accord du 12 décembre 1996 est injustifiée'', la cour d'appel a violé le principe d'égalité de traitement, ensemble l'accord collectif du 12 décembre 1996. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
4. Les salariés soutiennent que le moyen est irrecevable car nouveau, mélangé de fait et de droit.
5. Cependant, l'employeur soutenait dans ses conclusions en cause d'appel, d'une part, que les salariés engagés après l'entrée en vigueur d'un accord de substitution ne pouvaient revendiquer, au titre du principe d'égalité de traitement, le bénéfice de dispositions prévues par l'accord collectif antérieur et, d'autre part, que l'article 5 de l'accord pour l'organisation du travail en marche continue en cinq équipes signé au sein de la société Tredi le 12 décembre 1996 était relatif au bénéfice d'une revalorisation salariale de 10 % du salaire de base et que son champ d'application était limité aux seuls salariés travaillant en service continu et subissant une perte de salaire en raison d'une réorganisation du travail posté au jour de l'entrée en vigueur de l'accord.
6. Le moyen est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu le principe d'égalité de traitement et l'article 5 de l'accord pour l'organisation du travail en marche continue en cinq équipes signé au sein de la société Tredi le 12 décembre 1996 :
7. Au regard de l'application du principe d'égalité de traitement, la seule circonstance que les salariés aient été engagés avant ou après l'entrée en vigueur d'un accord collectif ne saurait suffire à justifier des différences de traitement entre eux, pour autant que cet accord collectif n'a pas pour objet de compenser un préjudice subi par les salariés présents dans l'entreprise lors de son entrée en vigueur. Tel est le cas lorsque des salariés, présents lors de l'entrée en vigueur d'un accord d'entreprise mettant en oeuvre le travail posté en marche continue en cinq équipes au lieu de quatre équipes, avec réduction du temps de travail, bénéficient d'un maintien de leurs avantages individuels acquis destiné à éviter toute perte de rémunération liée à l'application de ce nouvel accord.
8. Pour dire injustifiée la différence de traitement invoquée par les salariés et condamner l'employeur à payer à chacun d'eux des sommes pour inégalité salariale et congés payés afférents, les arrêts, après avoir constaté que chaque salarié démontrait qu'il existait une différence entre le montant de son salaire de base et celui d'un autre salarié relevant du même coefficient que le sien mais embauché avant l'entrée en vigueur de l'accord du 12 décembre 1996, retiennent que tous les salariés exerçant en service continu en cinq équipes, qu'ils aient été embauchés avant l'entrée en vigueur de l'accord du 12 décembre 1996 ou après son entrée en vigueur, sont placés dans une situation exactement identique au regard des avantages de cet accord, de sorte que la différence de traitement fondée sur la date d'embauche du salarié, bien que prévue par un accord collectif, n'est pas présumée justifiée.
9. Les arrêts énoncent qu'il appartient donc à l'employeur de rapporter la preuve d'éléments objectifs justifiant cette différence de traitement. Ils relèvent que celui-ci ne se prévaut d'aucun élément objectif susceptible de justifier cette différence de traitement, autre que la limitation du champ d'application de l'augmentation de 10 % du salaire de base prévue par l'article 5 b) de l'accord du 12 décembre 1996. Ils constatent que cette différence de traitement ne peut être justifiée par l'ancienneté des salariés, dès lors qu'il ressort des bulletins de paie produits par les salariés que l'ancienneté est prise en compte par le versement d'une prime d'ancienneté. Ils ajoutent que le fait que l'employeur respecte par ailleurs les minima conventionnels, ce qui n'est au demeurant pas contesté par les salariés, est sans pertinence, dès lors que le respect des minima conventionnels n'a pas pour effet d'exonérer l'employeur du respect du principe à « à travail égal, salaire égal », ce moyen étant dès lors inopérant. Ils en concluent que la différence établie par les salariés entre leur salaire de base et celui d'un salarié relevant du même coefficient et occupant les mêmes fonctions que les leurs mais embauché avant l'entrée en vigueur de l'accord du 12 décembre 1996 est injustifiée.
10. En se déterminant ainsi, sans rechercher si, comme le soutenait l'employeur, les dispositions de l'accord d'entreprise du 12 décembre 1996, plus favorables pour les salariés engagés avant cette date, n'étaient pas destinées à compenser le préjudice résultant pour eux de la perte d'avantages individuels acquis, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à ses décisions.
Portée et conséquences de la cassation
11. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation prononcée entraîne la cassation des chefs de dispositif ordonnant l'exécution provisoire de chaque décision et fixant le salaire moyen mensuel de chaque salarié qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes leurs dispositions, les arrêts rendus le 28 mai 2024, entre les parties, par la cour d'appel de Grenoble ;
Remet les affaires et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ces arrêts et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon ;
Condamne MM. [K], [U], [N], [L], [T], [W], [S], [C], [P] et [F] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite des arrêts cassés ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé publiquement le vingt-quatre septembre deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.