Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 6 novembre 2024, 22-13.973, Inédit

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Résumé

Apport de la jurisprudence : Expert-comptable / Responsabilité professionnelle / Devoir de conseil

Une société engage un expert-comptable pour reprendre sa comptabilité et établir les paies de ses salariés. Une salariée, embauchée avant la mission de l’expert, demande la requalification de son contrat de travail à temps partiel en temps plein et gagne en justice. La société reproche alors à l’expert-comptable un défaut de conseil et réclame des dommages-intérêts. Le Juge conclut que l’expert, chargé de rédiger les bulletins de paie, aurait dû vérifier et signaler les irrégularités du contrat de travail. L'expert, condamné, décide de souscrire une assurance pour éviter de futurs problèmes.

Cass. soc. 6 nov. 2024 n°22-13.973

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :

COMM.

CC



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 6 novembre 2024




Cassation partielle


M. VIGNEAU, président



Arrêt n° 619 F-D

Pourvoi n° T 22-13.973




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 6 NOVEMBRE 2024

La société C Propre, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° T 22-13.973 contre l'arrêt rendu le 27 janvier 2022 par la cour d'appel de Douai (chambre 2, section 2), dans le litige l'opposant :

1°/ à la société Polaris conseil littoral, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 3],

2°/ à la société MMA IARD, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1],

défenderesses à la cassation.

Les sociétés Polaris et MMA IARD ont formé un pourvoi incident éventuel contre le même arrêt.

La demanderesse au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, un moyen de cassation.

Les demanderesses au pourvoi incident éventuel invoquent, à l'appui de leur recours un moyen de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Ducloz, conseiller, les observations de la SCP Richard, avocat de la société C Propre, de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat des sociétés Polaris conseil littoral et MMA IARD, et l'avis de M. Lecaroz, avocat général, après débats en l'audience publique du 17 septembre 2024 où étaient présents M. Vigneau, président, Mme Ducloz, conseiller rapporteur, M. Ponsot, conseiller doyen, et Mme Bendjebbour, greffier de chambre,

la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Douai, 27 janvier 2022), par une lettre du 26 mai 2014, la société C Propre a confié à la société d'expertise comptable Polaris conseil littoral (la société Polaris), outre la mission de reprendre sa comptabilité, celle d'établir les contrats de travail et les bulletins de paie de ses salariés ainsi que les déclarations sociales.

2. Le 2 février 2016, une salariée de la société C Propre, engagée antérieurement à la lettre de mission, a saisi la juridiction prud'homale d'une demande de requalification de son contrat de travail à temps partiel en contrat de travail à temps plein et en condamnation de l'employeur au paiement de sommes à ce titre. Un arrêt du 31 janvier 2019 a accueilli ces demandes.

3. Le 30 septembre 2019, soutenant que la société Polaris avait manqué à son devoir de conseil et de mise en garde sur le risque de requalification de ce contrat de travail, la société C Propre a assigné cette société et son assureur, la société MMA IARD (la société MMA), en réparation de son préjudice.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi incident

Enoncé du moyen

4. Les sociétés Polaris et MMA font grief à l'arrêt de confirmer le jugement rendu le 1er mars 2021 par le tribunal de commerce de Dunkerque en ce qu'il a déclaré recevable l'action de la société C Propre, alors :

« 1° / que le point de départ de la prescription se situe au jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; qu'en jugeant que le point de départ de la prescription se situait le 31 janvier 2019, date de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Douai dans le litige opposant l'employeur à sa salariée, sans rechercher, ainsi qu'il lui était demandé, si la société C Propre n'avait pas connaissance de son dommage dès l'assignation devant le conseil de prud'hommes, le 2 février 2016, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 2224 et 2254 du code civil ;

2°/ qu'en toute hypothèse, seule la durée de la prescription peut être aménagée contractuellement par les parties ; qu'en jugeant le contraire, pour fixer le point de départ de la prescription à la date de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Douai et non au jour où la société C Propre avait eu connaissance de son dommage, la cour d'appel a derechef violé les articles 2224 et 2254 du code civil. »

Réponse de la Cour

5. La Cour de cassation juge, s'agissant des actions principales en responsabilité tendant à l'indemnisation du préjudice subi par le demandeur, né de la reconnaissance d'un droit contesté au profit d'un tiers, que seule la décision juridictionnelle devenue irrévocable établissant ce droit met l'intéressé en mesure d'exercer l'action en réparation du préjudice qui en résulte et qu'il s'en déduit que cette décision constitue le point de départ de la prescription prévue à l'article 2224 du code civil (Ch. mixte, 19 juillet 2024, n° 20-23.527 et 22-18.729, P).

6. La première branche, qui postule le contraire, n'est pas fondée.

7. Dès lors que la cour d'appel a retenu comme point de départ du délai de prescription celui énoncé par l'article 2224 du code civil, la seconde branche est inopérante.

8. Le moyen ne peut donc être accueilli.

Mais sur le moyen du pourvoi principal, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

9. La société C Propre fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande tendant à voir condamner, in solidum, la société Polaris et la société MMA à lui payer la somme de 34 021,074 euros à titre de dommages et intérêts, alors « que le bulletin de salaire étant établi au regard des stipulations contractuelles, l'expert-comptable, qui l'établit, est nécessairement conduit à cette fin à prendre connaissance du contrat de travail ; que, tenu à l'égard de son client d'une obligation d'information et de conseil, l'expert-comptable doit avertir son client du fait que le contrat de travail qu'il a conclu est irrégulier ; qu'en décidant néanmoins que la société Polaris n'avait pas commis de faute en établissant des bulletins de salaire afférents à un contrat de travail irrégulier, sans avertir la société C Propre de cette irrégularité, la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, devenu l'article 1231-1 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 et l'article 155 du décret n° 2012-432 du 30 mars 2012 :

10. Selon le premier de ces textes, le débiteur est condamné au paiement de dommages et intérêts à raison de l'inexécution de l'obligation toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée. Selon le second, dans la mise en oeuvre de chacune de ses missions, l'expert-comptable est tenu vis-à-vis de son client à un devoir d'information et de conseil.

11. Pour rejeter la demande de dommages et intérêts de la société C Propre, l'arrêt, après avoir relevé que, par un arrêt de la cour d'appel de Douai du 31 janvier 2019, le contrat de travail à temps partiel d'une salariée de la société C Propre avait été requalifié en contrat de travail à temps plein et que cette société avait été condamnée au paiement de sommes à ce titre, retient que la lettre de mission du 26 septembre 2014, qui se borne à prévoir que la société Polaris doit établir les contrats de travail et les bulletins de paie des salariés de la société C Propre ainsi que les déclarations sociales, ne comporte pas d'audit social, que le contrat de travail litigieux, antérieur à la lettre de mission, n'a pas été rédigé par la société Polaris, et que cette société n'avait pas à vérifier la régularité des contrats de travail en cours.

12. En statuant ainsi, alors que l'expert-comptable qui a reçu la mission de rédiger les bulletins de paie et les déclarations sociales pour le compte de son client a, compte tenu des informations qu'il doit recueillir sur le contrat de travail pour établir ces documents, une obligation de conseil afférente à la conformité de ce contrat aux dispositions légales et réglementaires, l'obligeant, le cas échéant, à avertir son client des irrégularités dont il est entaché, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi principal, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce que, confirmant le jugement, il déclare recevable l'action de la société C Propre, l'arrêt rendu le 27 janvier 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Douai ;

Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Amiens ;

Condamne les sociétés Polaris conseil littoral et MMA Iard aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par les sociétés Polaris conseil littoral et MMA Iard et les condamne à payer à la société C Propre la somme globale de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du six novembre deux mille vingt-quatre, et signé par lui, le conseiller rapporteur et Mme Labat, greffier, qui a assisté au prononcé de l'arrêt.