Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 21 février 2023, 22-81.903, Publié au bulletin

Ref:UAAAKD6M

Résumé

Apport de la jurisprudence : Prestataires de services / Travailleurs détachés / Travail dissimulé

Les travailleurs détachés au sein de l’UE qui continuent de bénéficier du régime de sécurité sociale de leur pays d’origine doivent disposer d’un certificat A1 – (fourni par la sécurité sociale du pays d’origine). Lorsqu’un donneur d’ordre fait appel à un prestataire de service, le donneur d’ordre doit vérifier la conformité des travailleurs étrangers intra-UE au risque d’être sanctionné pour travail dissimulé. En l’espace, un société française avait fait appel à un sous-traitant bulgare employant des ouvriers bulgares. Les ouvriers ne possédaient pas de certificat A1. In fine, le sous traitant et le donneur d’ordre ont été condamnés pour travail dissimulé.

Cass.Crim.21 février 2023 n°22-81.903

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :

N° E 22-81.903 F-B

N° 00217


MAS2
21 FÉVRIER 2023


CASSATION


M. BONNAL président,








R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________


AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 21 FÉVRIER 2023




L'URSSAF d'Alsace venant aux droits de l'URSSAF du Bas-Rhin, partie civile, a formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Chambéry, chambre correctionnelle, en date du 3 mars 2022, qui l'a déboutée de ses demandes après relaxe de la société [R] et de M. [G] [R] du chef de recours aux services d'une personne exerçant un travail dissimulé.

Des mémoires, en demande et en défense, ainsi que des observations complémentaires ont été produits.

Sur le rapport de M. Maziau, conseiller, les observations de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de l'URSSAF d'Alsace venant aux droits de l'URSSAF du Bas-Rhin, les observations de la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat de la société [R] et de M. [G] [R], et les conclusions de M. Croizier, avocat général, après débats en l'audience publique du 24 janvier 2023 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Maziau, conseiller rapporteur, Mme Labrousse, conseiller de la chambre, et Mme Sommier, greffier de chambre,

la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Lors d'une opération de contrôle d'un chantier menée le 7 mai 2015 à [Localité 1], la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) a constaté la présence de trois ouvriers bulgares qui avaient été embauchés par l'entreprise de travail temporaire bulgare [3], puis mis à disposition de l'entreprise [R] par l'intermédiaire de la société [2], spécialisée dans la recherche et le placement de main-d'oeuvre européenne.

3. Au terme de l'enquête, la société [3] et ses deux gérantes ont été citées devant le tribunal correctionnel des chefs de travail dissimulé par dissimulation d'emploi salarié et par dissimulation d'activité. La société [R] et son gérant, M. [G] [R], ont été cités du chef de recours aux services d'une personne exerçant un travail dissimulé.

4. L'URSSAF du Bas-Rhin s'est constituée partie civile.

5. Par jugement du 13 décembre 2019, le tribunal correctionnel a déclaré les prévenus coupables, a prononcé sur les peines et les intérêts civils.

6. M. [R] et la société [R] ont interjeté appel. Le ministère public et l'URSSAF ont interjeté appel incident.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

7. Le moyen critique l'arrêt infirmatif attaqué en ce qu'il a débouté l'URSSAF du Bas-Rhin de l'intégralité de ses demandes après avoir renvoyé la société [R] et M. [R] des fins de la poursuite du chef de recours aux services d'une personne exerçant un travail dissimulé, alors :

« 1°/ que commet sciemment le délit de recours aux services d'une personne exerçant un travail dissimulé celui qui ne vérifie pas, alors qu'il y est tenu par l'article L8222-1 du code du travail, la régularité, au regard des articles L. 8221-3 et L8221-5 dudit code, de la situation de l'entrepreneur dont il utilise les services ; qu'il est établi et non contesté en l'espèce que M. [R] et l'EURL Entreprise [R] ont eu recours aux services de la société [3], dont le siège social est en Bulgarie, à ce jour définitivement condamnée du chef de travail dissimulé par dissimulation d'activité et par dissimulation d'emploi salarié, pour avoir développé une activité de prêt de main-d'oeuvre exclusivement en France sans avoir procédé à son immatriculation au registre du commerce et des sociétés en France, ni s'être acquittée d'aucune cotisation sociale sur notre territoire, alors même qu'elle ne pouvait se prévaloir des règles du détachement au sens des règlements communautaires dès lors qu'elle n'exerçait aucune activité similaire en Bulgarie ; que nonobstant leur qualité de professionnel averti, par ailleurs déjà condamnés pour la commission d'infractions diverses à la législation du travail, les juges d'appel, infirmant le jugement déféré, ont renvoyé les prévenus des fins de la poursuite après avoir affirmé que « le seul fait que l'entreprise [R] et [G] [R] n'aient pas obtenu les certificats A1 concernant [V] [F], [Z] [F], et [H] [Y] est insuffisant pour caractériser l'infraction de recours au travail dissimulé pour laquelle ils sont poursuivis » ; qu'en prononçant ainsi quand le défaut de vérification de l'existence d'un certificat A1, pour chacun des salariés qu'ils affirmaient croire être en situation de détachement, suffisait à établir l'élément intentionnel du recours au travail dissimulé, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard des articles L8221-1 , L. 8221-3, L8221-5 , L8222-1 du code du travail et de la jurisprudence constante de la Chambre criminelle rendue sur leur fondement, ensemble l'article 593 du code de procédure pénale ;

2°/ que ne peuvent être considérés comme une jurisprudence nouvelle postérieure aux faits reprochés, et comme telle inapplicable, deux arrêts de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation ayant seulement précisé les contours de l'obligation de vérification à laquelle est tenu le donneur d'ordre dont le cocontractant est établi à l'étranger, d'une manière qui était parfaitement prévisible ; que pour infirmer le jugement de condamnation et justifier la relaxe des prévenus du chef de recours au travail dissimulé, au nom d'une insuffisante caractérisation de leur élément intentionnel, les juges d'appel relèvent que « si deux arrêts de la Cour de cassation en date du 6 novembre 2015 sont venus établir sans ambiguïté la nécessité d'obtenir les certificats A1 en pareille situation, il convient d'observer que ces décisions sont postérieures aux faits reprochés à l'entreprise [R] et à [G] [R] et qu'à la date des faits, aucun texte ou aucune décision de la Cour de cassation n'indiquait clairement la nécessité absolue d'obtenir ce document pour vérifier la régularité de la situation de détachement » ; qu'en prononçant ainsi quand la circulaire interministérielle n° 012-186 du 16 novembre 2012 avait expressément précisé que le respect des dispositions de l'article D8222-7 1° b du code du travail telles que modifiées par le décret du 21 novembre 2011 et applicables à compter du 1er janvier 2012, supposait la remise du certificat d'affiliation A1 au donneur d'ordre, et quand les précisions apportées par les arrêts d'Assemblée plénière du 6 novembre 2015 étaient parfaitement prévisibles à la date des faits reprochés et en cohérence avec la jurisprudence européenne relative à la portée des certificats A1, ce dont il résulte que les prévenus étaient tout à fait en mesure, de prévoir, le 7 mai 2015, en leur qualité de professionnels exerçant une activité d'envergure nécessitant le recours régulier à de la main-d'oeuvre étrangère, au besoin à l'aide d'un professionnel du droit, que le défaut d'obtention de certificats A1 les exposait au risque d'être déclarés coupables du délit de recours aux services d'une personne exerçant un travail dissimulé, la cour d'appel a méconnu le sens et la portée des articles L8221-1 , D8222-7 1°b du code du travail, ensemble le principe de légalité des délits, garanti par les articles 111-3 et 112-1 du code pénal, et l'article 7 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

3°/ que toute insuffisance ou contradiction de motifs équivaut à leur absence ; qu'il résulte en l'espèce des propres énonciations de l'arrêt attaqué que par une lettre d'observations adressée aux prévenus en 2014 antérieurement à la commission des faits reprochés, dont l'existence n'est ni contestée ni remise en cause, l'URSSAF avait alerté l'entreprise [R] sur l'absence de toute production de certificat d'affiliation de type A1 lors de la vérification, et attiré son attention sur l'irrégularité de ces « pratiques sociales » justifiant que soit diligentée « une enquête complémentaire dans le cadre de la lutte contre le travail illégal » auprès des différentes sociétés en cause ; que pour justifier la relaxe des prévenus du chef de recours au travail dissimulé, l'arrêt infirmatif attaqué affirme pourtant qu'il « n'apparaît pas qu'à la date des faits, eu égard au cadre juridique alors applicable et au contenu des échanges antérieurs entre l'entreprise [R] et l'URSSAF, la société [R] pouvait avoir connaissance du fait que l'obtention des certificats A1 auprès de la société [3] avait un caractère obligatoire » ; qu'en prononçant ainsi en dépit de ses propres constatations selon lesquelles la société [R] avait bien été alertée par l'URSSAF antérieurement aux faits reprochés de l'irrégularité du défaut de production de certificats A1 pour les salariés étrangers prétendument détachés de nature à justifier l'ouverture d'une enquête complémentaire dans le cadre de la lutte contre le travail illégal, ce dont il résulte que les prévenus avaient nécessairement eu connaissance, avant les faits objet de la présente poursuite, de la nécessité d'obtenir des certificats A1 pour les salariés étrangers détachés, sauf à méconnaître la législation sociale européenne et encourir des poursuites pénales, la cour d'appel s'est prononcée sur le fondement de motifs contradictoires, privant sa décision de toute base légale au regard des exigences de l'article 593 du code de procédure pénale ;

4°/ que les dispositions de l'article L8222-1 du code du travail relatives à l'obligation de procéder à des vérifications lors de la conclusion d'un contrat dont l'objet porte sur une obligation d'un montant minimum en vue de l'exécution d'un travail, de la fourniture d'une prestation de services ou de l'accomplissement d'un acte de commerce, n'ont pas pour objet de réduire le champ de l'incrimination du délit de recours aux services d'un travailleur dissimulé défini à l'article L8221-1 3° du code du travail, aux seules hypothèses où est méconnue l'obligation de vérification précitée ; qu'en justifiant la relaxe des prévenus sur la seule insuffisante caractérisation d'un manquement des prévenus à leur obligation de vérification relative aux certificats A1, sans rechercher comme elle y était invitée, si la durée des relations commerciales entre les deux sociétés, sans discontinuité depuis 2010, n'établissait pas la nécessaire connaissance des prévenus de l'irrégularité de la situation de leur cocontractante, et ce d'autant que M. [R] était un professionnel averti ayant de l'expérience dans son secteur, dans la mesure où il exerçait depuis de très nombreuses années une activité professionnelle d'envergure nécessitant le recours régulier à de la main-d'oeuvre étrangère, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision, en violation des articles L8221-1 , L. 8221-3, L8221-5 , L8222-1 du code du travail et 593 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L8221-1 , 3°, D8222-7 du code du travail et 593 du code de procédure pénale :

8. Il résulte du premier de ces textes qu'est interdit le fait de recourir sciemment, directement ou par personne interposée, aux services de celui qui exerce un travail dissimulé.

9. Il se déduit du second que la personne morale qui contracte avec une entreprise établie ou domiciliée dans un autre Etat membre de l'Union européenne doit, dans tous les cas, se faire remettre par celle-ci le certificat A1 attestant de la régularité de la situation sociale du cocontractant au regard du règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 portant coordination des systèmes de sécurité sociale pour chacun des travailleurs détachés auxquels elle a recours.

10. Tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.

11. Pour relaxer les prévenus, l'arrêt attaqué, après avoir rappelé les termes de l'article L8221-1 du code du travail et relevé que, par jugement définitif du 13 décembre 2019, la société [3] et ses gérantes ont été déclarées coupables d'exécution de travail dissimulé concernant trois salariés, énonce, s'agissant de l'entreprise [R], que si elle n'a pas obtenu de la société [3] les certificats A1 concernant lesdits salariés, elle a été destinataire de documents justifiant de leur affiliation au régime bulgare de sécurité sociale et du paiement régulier de l'ensemble des cotisations dues à ce régime.

12. Les juges relèvent que, par courrier de 2011, l'URSSAF a saisi la société [R] en vue du recouvrement de la contribution spéciale pour l'emploi d'étranger sans titre de travail et que, lors d'un autre échange de correspondance en 2014, elle a indiqué à l'intéressée qu'elle se prévalait d'une situation de détachement sans qu'aucune cotisation ni contribution sur les rémunérations versées aux travailleurs bulgares n'ait été acquittée et sans qu'aucun certificat d'affiliation de type A1 n'ait été produit lors de la vérification.

13. Ils soulignent que si, dans le cadre de ces échanges, des réserves sont émises sur la régularité des conditions dans lesquelles la société [R] a fait appel à des salariés bulgares via la société [3], il n'en résulte pas que l'absence d'obtention des certificats A1 serait fautive ou susceptible d'être un élément constitutif d'une infraction pénale.

14. Ils précisent que les articles L. 8221-3 et L8221-5 du code du travail, qui définissent le travail dissimulé, ne font à aucun moment référence à la production ou l'obtention du certificat A1.

15. Ils relèvent que les deux arrêts de la Cour de cassation du 6 novembre 2015 affirmant la nécessité d'obtenir les certificats A1 en pareille situation sont postérieurs aux faits reprochés aux prévenus et qu'à la date des faits, eu égard au cadre juridique alors applicable et au contenu des échanges antérieurs avec l'URSSAF, la société [R] pouvait ne pas avoir connaissance du fait que l'obtention des certificats A1 auprès de la société [3] avait un caractère obligatoire.

16. Les juges concluent que le seul fait que la société [R] et M. [R] n'aient pas obtenu les certificats A1 concernant les trois salariés bulgares est insuffisant pour caractériser l'élément intentionnel de l'infraction de recours au travail dissimulé pour laquelle ils sont poursuivis.

17. En se déterminant ainsi, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations selon lesquelles la société prévenue, qui entretenait des relations anciennes avec la société [3], condamnée du chef de travail dissimulé, avait été alertée, antérieurement aux faits, objet de la poursuite, sur la nécessité d'obtenir les certificats A1 pour les salariés détachés, n'a pas justifié sa décision.

18. En effet, commet sciemment le délit de recours aux services d'une personne exerçant un travail dissimulé celui qui ne vérifie pas la régularité de la situation de l'entreprise dont il utilise les services et, lorsque celle-ci est établie dans un autre Etat membre de l'Union européenne, qu'elle est en mesure de fournir lesdits certificats pour tous les travailleurs détachés qu'elle met à disposition.

19. La cassation est par conséquent encourue.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Chambéry, en date du 3 mars 2022, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Lyon, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Chambéry et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé.

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du vingt et un février deux mille vingt-trois.